Dans un article publié le 2 mars dernier, Révolution Permanente (RP) annonçait le lancement d’une campagne intitulée : « Contre Macron et la Ve République, il faut une réponse démocratique radicale par en bas ».
Ci-dessous, nous allons soumettre l’article en question à une critique marxiste détaillée. C’est une excellente occasion de préciser la position du Parti Communiste Révolutionnaire sur les « revendications démocratiques » et, plus généralement, sur le programme révolutionnaire.
RP seule contre tous ?
RP écrit : « A l’heure où les attaques anti-démocratiques se multiplient, et face au danger d’un nouveau saut autoritaire, les travailleurs et les classes populaires doivent intervenir dans la crise politique autour d’un programme offensif ! ».
Nous avons déjà répondu aux idées de RP sur le « danger d’un nouveau saut autoritaire » (ou « bonapartiste ») à court terme, en France. Nous n’y reviendrons ici que dans la mesure où ce sera nécessaire à notre analyse, qui portera surtout sur le « programme offensif » censé répondre au « danger » en question.
En quoi consiste le « programme offensif » promu par RP ? En « revendications démocratiques radicales », que voici :
« Luttons pour que le pouvoir soit placé entre les mains d’une seule Assemblée, qui vote les lois et gouverne, débarrassée du Sénat, du Conseil constitutionnel et du président de la République.
« Pour en finir avec cette caste politicienne et l’impossibilité de les contrôler, ses députés devraient être payés au salaire médian, élus pour 2 ans par des assemblées locales et révocables à tout moment.
« Enfin, contre le mode de scrutin anti-démocratique et l’exclusion d’une partie de la population, l’Assemblée doit être élue parmi l’ensemble de la population âgée de 16 ans ou plus, en accordant le droit de vote aux étrangers mais aussi à l’ensemble des jeunes qui sont pourtant en âge de se faire exploiter ! »
Précisons que le programme général de RP ne se réduit pas aux revendications démocratique que nous venons de citer. Le même article affirme : « notre but reste l’expropriation des capitalistes par une révolution ouvrière ». Ailleurs, RP avance toute une série de revendications portant sur le pouvoir d’achat, l’emploi, la santé, le logement, etc. Cependant, les revendications démocratiques que nous avons citées constituent l’alpha et l’oméga de la « campagne contre Macron et la Ve République », qui ne formule aucune autre revendication (exceptée la révolution socialiste).
Pourquoi se limiter à quelques revendications démocratiques ? Parce que celles-ci, selon RP, seraient la réponse adéquate à la situation politique actuelle. Ces revendications constitueraient le meilleur « pont pour les luttes actuelles et à venir », mais aussi « un levier essentiel pour contrecarrer toute tentative de réforme cosmétique du régime ». Ou encore : « Seule une mobilisation de masses qui prennent à bras le corps les questions démocratiques pourrait permettre de bousculer la situation ».
Sur cette base, RP reproche au reste de « l’extrême gauche » de ne pas comprendre le rôle fondamental de ses « revendications démocratiques radicales » : « Malheureusement, face à la crise politique en France, ceux qui partagent notre perspective stratégique à l’extrême-gauche » – celle d’une révolution ouvrière – « se contentent le plus souvent de défendre la nécessité, juste mais totalement abstraite, de "compter sur nos luttes", ou d’incantations propagandistes à ce que "les travailleurs dirigent la société", elles aussi justes mais impuissantes. Ainsi, ils ne proposent aucune stratégie ou programme pour affronter la situation concrète, aucun pont pour les luttes actuelles et à venir. »
Cette citation est pour le moins surprenante. On peut trouver mille tares à la galaxie de « l’extrême gauche », mais il n’est pas sérieux d’affirmer que toutes les organisations se réclamant du marxisme – sauf RP, donc – se contentent de « défendre la nécessité » de « compter sur nos luttes », ou « d’incantations propagandistes à ce que "les travailleurs dirigent la société" ». La plupart de ces organisations, sinon toutes, formulent diverses revendications transitoires, fussent-elles bancales et mal articulées (c’est une autre question).
En ce qui nous concerne, nous avons récemment adopté un programme formulant toute une série de revendications transitoires, qui orientent la classe ouvrière vers la conquête du pouvoir. Il défend même des revendications « démocratiques ». Seulement voilà : notre programme ne formule pas les revendications démocratiques que RP estime être décisives au regard de la situation politique actuelle, de la crise de régime et de la conscience politique des masses. Faute de défendre ces revendications démocratiques, notre programme et notre politique en général se figeraient dans « l’abstraction totale » des « incantations propagandistes ».
Nous pensons que ce point de vue est radicalement erroné, comme l’est toute la justification théorique de la campagne de RP « contre Macron et la Ve République ». Expliquons pourquoi.
Comment se posait la question en 1934
Prises en elles-mêmes, les revendications démocratiques promues par RP ont un caractère indiscutablement progressiste. Une Assemblée unique ; la révocabilité permanente de députés élus pour deux ans et payés au salaire médian ; le droit de vote dès l’âge de 16 ans ; le droit de vote des étrangers ; la fermeture du Sénat, de l’Elysée et du Conseil constitutionnel : l’ensemble de ces revendications dessinent une démocratie bourgeoise bien plus large que la Ve République cadenassée et corrompue du sol au plafond.
Cependant, une démocratie bourgeoise beaucoup plus large reposerait toujours, par définition, sur la propriété privée des grands moyens de production, la course aux profits et l’exploitation des salariés par la grande bourgeoisie. Comme le soulignait sans cesse Lénine, « nous n’avons pas le droit d’oublier que l’esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique. » [1]
Dès lors, les revendications démocratiques promues par RP n’ont de justification – d’un point de vue révolutionnaire – que si elles peuvent jouer un rôle positif (même minime) dans le développement de la lutte pour le renversement du capitalisme et la transformation socialiste de la société. Or cela ne dépend pas de leur valeur intrinsèque, mais des circonstances concrètes. Des revendications peuvent être progressistes dans l’absolu, mais être déconnectées de la situation politique concrète et des tâches qui en découlent pour les militants révolutionnaires. Précisément, nous pensons que c’est le cas des revendications démocratiques avancées par RP. Mais l’erreur la plus sérieuse, d’un point de vue marxiste, c’est l’organisation d’une campagne systématique centrée sur ces seules revendications.
Une bonne façon d’aborder cette question est de rappeler d’où viennent les revendications démocratiques promues par RP. Elles viennent d’une partie du Programme d’action publié en 1934 par la Ligue Communiste, qui était la section française de la Ligue communiste internationale dont Léon Trotsky était le principal dirigeant et théoricien. Dans la 16e partie (sur 18) de ce Programme d’action, intitulée « Pour une Assemblée unique », on retrouve quasiment chacune des revendications démocratiques avancées par RP. [2]
Tâchons de comprendre à quelle situation politique concrète répondait cette partie du Programme d’action. En 1934, les organisations fascistes françaises – alors bien plus grandes qu’aujourd’hui – étaient à l’offensive et voulaient écraser non seulement les organisations ouvrières (partis et syndicats), mais aussi le Parlement bourgeois. Le 6 février 1934, quatre mois avant la publication du Programme d’action, une violente manifestation fasciste a fait chuter le gouvernement « centriste » de Daladier. Il fut remplacé par le gouvernement Doumergue, dont Trotsky soulignait les tendances bonapartistes : « Le Parlement existe toujours, mais il n’a plus ses pouvoirs d’autrefois et ne les recouvrera jamais. Morte de peur, la majorité des députés, après le 6 février, a appelé au pouvoir Doumergue, le sauveur, l’arbitre. Son gouvernement se tient au-dessus du Parlement : il s’appuie non sur la majorité "démocratiquement" élue, mais directement et immédiatement sur l’appareil bureaucratique, sur la police et sur l’armée. (…) Le gouvernement Doumergue est le premier degré du passage du parlementarisme au bonapartisme. » [3]
L’électrochoc du 6 février suscita dans la masse des travailleurs une puissante aspiration à l’unité d’action des deux grands partis ouvriers – la SFIO (social-démocrate) et le PCF (alors stalinien) – contre la menace fasciste et bonapartiste. Sous l’énorme pression des masses et des événements, les dirigeants du PCF et de la SFIO proclamèrent la nécessité d’un « front unique » de leurs organisations. [4] Dans la foulée du 6 février 1934, ce front unique suscitait énormément d’espoirs dans les masses ouvrières.
Cependant, la grande majorité des travailleurs avaient encore des illusions dans la possibilité de défendre leur pain – et même d’aller jusqu’au socialisme – dans le cadre de la démocratie bourgeoise, à condition que le Parlement soit composé d’une majorité de députés issus des deux grands partis ouvriers. Or le Parlement était menacé par la croissance des fascistes et par les tendances bonapartistes qui en découlaient. Face à cette menace, de très nombreux ouvriers voulaient défendre la démocratie bourgeoise dans la mesure où elle représentait, à leurs yeux, la possibilité d’une transition graduelle et pacifique vers le socialisme – que Léon Blum et consorts, au sommet de la SFIO, promettaient de construire dans le cadre pourrissant de la IIIe République.
Tel était le contexte général dans lequel la petite Ligue Communiste devait s’adresser à l’avant-garde de la classe ouvrière, à sa couche la plus consciente, dans l’objectif de la gagner au programme de la révolution socialiste. Or cela impliquait notamment d’expliquer à cette avant-garde comment elle devait s’adresser aux travailleurs qui avaient encore des « illusions démocratiques », selon la formule de Trotsky, c’est-à-dire des illusions dans la démocratie bourgeoise.
Pour cela, il ne suffisait pas de proclamer la nécessité d’un Etat ouvrier ayant liquidé le parlementarisme bourgeois au profit d’une démocratie soviétique. Sans renoncer le moins du monde à défendre ce programme, il fallait aussi s’adresser en ces termes aux travailleurs qui avaient des illusions démocratiques : « Vous estimez qu’il est possible d’aller au socialisme à travers la mécanique électorale du parlementarisme bourgeois. Nous ne sommes pas d’accord avec vous sur ce point ; nous pensons même que c’est une dangereuse illusion ; mais nous sommes prêts à lutter de toutes nos forces, à vos côtés, pour défendre le Parlement contre les fascistes, les chefs de la police et les officiers de l’armée. Cependant, nous vous proposons de lutter pour une démocratie parlementaire bien meilleure que l’actuelle IIIe République, qui est vermoulue et corrompue. Pour une Assemblée unique ! Pour la révocabilité permanente des députés ! etc. ».
C’est cette approche tactique, répondant à la situation concrète de 1934, qui trouve son expression dans la 16e partie du Programme d’action de la Ligue Communiste. A l’époque, cette tactique et ces mots d’ordre étaient absolument corrects. Cependant, ils n’avaient de justification que dans leur liaison indissoluble avec l’ensemble des revendications transitoires formulées dans le Programme d’action. Ce programme était un tout organique, un ensemble cohérent de revendications qui déclarait une guerre ouverte à la domination économique et politique de la grande bourgeoisie. Il défendait « la nationalisation des banques, de la grande production, des transports et des assurances », la création « de milices anti-fascistes » et « l’armement du prolétariat », le « licenciement de la police » bourgeoise, « l’exécution des fonctions de police par la milice des travailleurs » – et bien d’autres mesures dont l’ensemble constituait rien moins que le programme de la révolution socialiste.
Sans leur lien indissoluble avec toutes les autres mesures du Programme d’action, les revendications de sa 16e partie – celles dont RP fait l’alpha et l’omega de sa campagne – auraient perdu leur force et leur justification politiques. Il s’agissait notamment de lier ces revendications démocratiques à la nécessité de créer des « milices ouvrières » contre les organisations fascistes. C’est très clairement formulé à la fin de la 16e partie du Programme d’action : « On ne peut défendre les pauvres restes de la démocratie, et d’autant plus élargir l’arène démocratique pour l’activité des masses, qu’en détruisant, qu’en anéantissant les forces fascistes armées qui ont déplacé l’axe de l’Etat le 6 février 1934 et qui continuent de le déplacer. » Loin de pouvoir constituer la base d’une « campagne » spécifique, les revendications démocratiques de la 16e partie du Programme d’action étaient subordonnées à l’ensemble du programme, et en particulier à la nécessité d’armer les travailleurs en vue d’anéantir les organisations fascistes.
Le « durcissement autoritaire » du régime
Nous venons de voir à quelle situation politique concrète étaient liées les revendications démocratiques de la 16e partie du Programme d’action de 1934. A présent, il faut aborder la question des différences entre la situation de 1934 et celle de 2025. Ces différences sont si nettes que RP est elle-même obligée d’en tenir compte dans la façon dont elle s’inspire du Programme d’action de la Ligue Communiste. RP ne peut pas reprendre telle quelle la formulation suivante de sa 16e partie : « tant que la majorité de la classe ouvrière reste sur la base de la démocratie bourgeoise, nous sommes prêts à la défendre de toutes nos forces contre les attaques violentes de la bourgeoisie bonapartiste et fasciste. »
S’inspirant directement de ce passage, RP écrit : « dans la situation actuelle où la majorité des travailleurs et des classes populaires continuent de se situer sur le terrain du suffrage universel et de la démocratie bourgeoise, nous considérons que construire un mouvement de masse pour lutter contre la Ve République et le durcissement autoritaire, aux côtés de toutes les forces prêtes à participer à ce combat, est un enjeu majeur. »
La principale différence entre les deux formulations saute aux yeux : le Programme d’action de 1934 parlait des « attaques violentes de la bourgeoisie bonapartiste et fasciste » ; la campagne de RP parle de « la Ve République » et d’un « durcissement autoritaire ». Pourquoi RP ne parle pas des « attaques violentes de la bourgeoisie bonapartiste et fasciste » ? De toute évidence, parce que de telles attaques n’existent pas, aujourd’hui.
Emmanuel Macron, qui est contraint de s’en remettre à Bayrou, lui-même contraint de s’en remettre à Faure et Le Pen, ne préside pas un régime semblable à celui de Doumergue, ce « premier degré du passage du parlementarisme au bonapartisme » (Trotsky). [5] De même, les effectifs, l’implantation et les agissements des groupuscules fascistes, de nos jours, ne sont pas comparables à ceux des organisations fascistes qui ont fomenté la manifestation violente du 6 février 1934, devant l’Assemblée nationale. [6] Par ailleurs, alors que le grand Capital avait apporté son concours direct à la manifestation du 6 février 1934, comme le soulignait Trotsky, la bourgeoisie ne prépare actuellement aucune grande action commune des divers groupuscules fascistes.
La chose est tellement évidente que RP remplace les « attaques violentes de la bourgeoisie bonapartiste et fasciste » par une formule beaucoup plus vague : le « durcissement autoritaire ». Mais ce faisant, RP ne prend pas la mesure de cette différence. Ses implications sont pourtant très importantes, y compris du point de vue des revendications démocratiques que les révolutionnaires doivent avancer.
En quoi consiste l’indéniable « durcissement autoritaire » de la démocratie bourgeoise en France, ces dix dernières années ? En une intensification de la répression de la jeunesse et des travailleurs : violences policières, arrestations « préventives » de militants, criminalisation de l’activité syndicale, interdictions de manifester, de se rassembler et de se réunir, etc. Cela signifie-t-il que la démocratie bourgeoise est en train de céder la place – ou pourrait à court terme céder la place – à un régime bonapartiste, c’est-à-dire à une forme de dictature militaro-policière ? Non. La bourgeoisie ne peut pas et, par ailleurs, n’a pas besoin de se lancer dans une aventure bonapartiste. Elle ne le peut pas, car elle risquerait de provoquer une explosion sociale incontrôlable. Et elle n’en a pas besoin, car elle parvient encore à mener sa politique, y compris le « durcissement autoritaire », grâce à la complicité plus ou moins active des dirigeants officiels du mouvement ouvrier.
C’est là un élément fondamental de la situation actuelle. Dans ses offensives contre nos droits démocratiques, la bourgeoisie française profite de la passivité, du conservatisme et de la complicité des dirigeants réformistes du mouvement ouvrier. Voilà ce que les militants révolutionnaires doivent souligner en priorité, au lieu d’annoncer tous les quatre matins l’imminence d’un « saut bonapartiste ».
Par exemple, l’interdiction de plusieurs manifestations pro-palestiniennes, dans la foulée du 7 octobre 2023, n’a suscité pratiquement aucune réaction au sommet de « la gauche » et du mouvement syndical. Les dirigeants du PS et du PCF ont même approuvé ces interdictions. Autre exemple : le 6 décembre 2018, les dirigeants de toutes les confédérations syndicales ont signé un communiqué commun condamnant la « violence » des Gilets jaunes, ce qui était une façon de justifier la répression brutale de ce mouvement par l’appareil d’Etat bourgeois.
On pourrait multiplier les exemples. Le scandale n’est pas que les dirigeants de la CGT et de la FI (sans parler des autres) refusent de faire campagne pour les « revendications démocratiques radicales » promues par RP. Le scandale est qu’ils refusent de mobiliser sérieusement les travailleurs contre les offensives anti-démocratiques de la bourgeoisie – quand ils ne soutiennent pas ces offensives à demi-mot, comme l’a fait la direction confédérale de la CGT pendant le mouvement des Gilets jaunes. C’est donc d’abord sur ce terrain que les militants révolutionnaires doivent avancer des « revendications démocratiques » : pour le droit de manifester et de se réunir, contre la criminalisation de l’action syndicale, contre toute limitation du droit de grève, contre la répression policière des manifestations, etc. A ces revendications doivent s’ajouter celles qui visent à démocratiser les organisations syndicales elles-mêmes, de façon à les placer fermement entre les mains de leur base militante et à purger leurs sommets des éléments carriéristes, conservateurs, qui permettent à la bourgeoisie d’attaquer nos droits démocratiques.
Prenons la question des organisations fascistes – qui, sans être aussi fortes qu’en 1934 (loin de là), mènent un nombre croissant d’opérations violentes contre les militants de gauche, les réunions pro-palestiniennes, les étudiants mobilisés et les immigrés. Comment les dirigeants de la gauche et du mouvement ouvrier réagissent-ils aux attaques des groupuscules fascistes ? Tous, sans exception, demandent à l’appareil d’Etat bourgeois de dissoudre ces groupuscules. En réponse, Bruno Retailleau absout les organisations fascistes et menace de dissoudre… les organisations d’extrême gauche. Dans ce contexte, le rôle des révolutionnaires est d’expliquer que le mouvement ouvrier doit régler lui-même le problème des groupuscules fascistes, organiser lui-même la défense de ses réunions, de ses organisations, de ses manifestations, et infliger lui-même quelques mémorables leçons aux fils à papa qui, sous la protection de l’Etat bourgeois, se livrent à des intimidations et des actions violentes.
Dans le Programme du PCR, nous défendons ces « revendications démocratiques » – et d’autres fondamentales, comme la régularisation des travailleurs sans-papiers. Si notre programme ne défend pas les revendications démocratiques de la campagne lancée par RP, ce n’est pas, encore une fois, parce qu’elles seraient intrinsèquement erronées ou réactionnaires. C’est parce qu’elles passent à côté des questions les plus brûlantes et les plus pressantes qui, dans le contexte actuel, se posent au mouvement ouvrier français – et d’abord à son avant-garde.
Les « illusions démocratiques » en 2025
L’article annonçant la campagne de RP souligne, à juste titre, que la crise de régime du capitalisme français s’approfondit dans un contexte où la bourgeoisie a besoin d’un « plan de réformes anti-ouvrières ». Il souligne également que « la défiance face à la classe politique et aux institutions grandit au sein de larges pans de la population ». Exact. Mais les choses se gâtent nettement lorsque RP affirme qu’« en l’absence de réponse sérieuse aux aspirations démocratiques des travailleurs et des classes populaires, la démoralisation et le dégoût de la politique institutionnelle finissent par alimenter l’aspiration à des réponses césaristes, à l’image de ces 73 % de personnes interrogées par le Cevipof qui considèrent qu’il y a "besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre" ». C’est à ce prétendu danger « césariste » (bonapartiste) que veut répondre la campagne de RP pour des « revendications démocratiques radicales ».
La façon dont RP interprète le sondage du Cevipof est archi-superficielle. Le « besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre » est une formule très générale qui, dans l’esprit des « personnes interrogées », peut signifier tout et son contraire. L’« ordre » en question peut être réactionnaire ou progressiste. Le « vrai chef » peut être un individu ou un parti, et il peut être de droite ou de gauche. Par exemple, un nombre significatif de travailleurs voient dans Jean-Luc Mélenchon un « vrai chef » capable de « remettre de l’ordre » au profit des exploités et des opprimés. Cela ne fait pas de Mélenchon un nouveau César ou un nouveau Bonaparte. Bref, dans les 73 % des personnes interrogées qui considèrent qu’il y a « besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre », la plupart n’aspirent pas à une dictature militaro-policière.
La masse de la classe ouvrière, en particulier, n’aspire pas à des « réponses césaristes ». Elle aspire d’abord à défendre et améliorer ses conditions de vie et de travail, qui sont constamment attaquées. Mais pour cela, elle a besoin de « vrais chefs » – ou, pour mieux le dire, de dirigeants politiques et syndicaux à la hauteur de la situation. Or de tels dirigeants brillent par leur absence. Les « chefs » de la classe ouvrière, Mélenchon compris, ne sont pas à la hauteur de la situation. C’est la contradiction centrale de notre époque, et elle n’est ni nouvelle, ni spécifiquement française. En 1938, déjà, Trotsky ouvrait son Programme de transition par l’idée suivante : « La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat. »
Titubant d’une abstraction à l’autre, RP tombe dans d’absurdes contradictions. D’un côté, elle nous dit que les aspirations démocratiques des masses ayant été déçues, celles-ci aspirent de plus en plus à une « réponse césariste ». Mais d’un autre côté, RP souligne que « la majorité des travailleurs et des classes populaires continuent de se situer sur le terrain du suffrage universel et de la démocratie bourgeoise ». La « majorité »… y compris parmi les 73 % qui aspirent à une « réponse césariste » ? Mais RP n’est pas troublée par cette contradiction ; en fait, elle mobilise ses deux termes pour justifier sa campagne. Il faudrait une « réponse démocratique radicale par en bas » pour couper court aux « aspirations césaristes » des masses ; et cette « réponse » doit se situer sur « le terrain du suffrage universel et de la démocratie bourgeoise », parce que c’est sur ce terrain que la « majorité des travailleurs » se situent eux-mêmes. Comprenne qui pourra.
Le problème est que RP applique une méthode formaliste, et non dialectique. Elle analyse abstraitement certaines données du problème et en écarte d’autres qui sont pourtant décisives. En particulier, elle ne tient pas compte du rôle que jouent, dans la conscience des masses, les décennies de capitulations et de trahisons des dirigeants officiels de la gauche et du mouvement syndical.
Reprenons toute cette question en partant d’une formulation que RP extrait du Programme d’action de 1934. Est-il vrai que « la majorité des travailleurs et des classes populaires continuent » – comme en 1934 – « de se situer sur le terrain du suffrage universel et de la démocratie bourgeoise » ? En un sens oui, c’est vrai, mais c’est une vérité très générale. En fait, seule une crise révolutionnaire ouvrira la possibilité, pour les masses, de quitter totalement « le terrain de la démocratie bourgeoise ». Mais cela ne nous dit rien de concret sur les différences qu’il y a entre les illusions démocratiques des masses en 1934 et en 2025. Or il y en a de très importantes.
Encore une fois : les travailleurs, à ce jour, ne redoutent pas que les fascistes écrasent l’Assemblée nationale et les organisations ouvrières. Cette menace n’existant pas objectivement, du moins pas à court terme, elle ne joue aucun rôle dans les illusions démocratiques de la classe ouvrière, alors qu’elle jouait un rôle majeur en 1934. Comme nous l’avons souligné plus haut, cette menace, à elle seule, justifiait les revendications démocratiques de la 16e partie du Programme d’action de la Ligue Communiste.
Mais il y a plus. Ces trente dernières années, les illusions démocratiques des travailleurs ont été profondément minées par la douloureuse expérience d’une démocratie bourgeoisie qui a vu passer plusieurs majorités parlementaires « de gauche » sans que rien de fondamental ne change, sinon en pire (Mitterrand, Jospin, Hollande). En conséquence, il n’y a plus dans les masses les mêmes illusions qu’en 1934 sur la possibilité de transformer radicalement la société à travers une majorité parlementaire « de gauche ».
Cela ne signifie pas que les illusions démocratiques ont disparu. Par exemple, il a suffi que Mélenchon lève le drapeau d’une « VIe République » parlementaire, sur la base d’un vaste programme de réformes sociales, pour que ces illusions se manifestent positivement. Mais comme le montre précisément cet exemple, ces illusions démocratiques prolongent un puissant rejet de l’actuel « système » démocratique (la Ve République), de toutes ses institutions et de tous les partis qui ont gouverné le pays au cours des trente dernières années. Ces éléments sont étroitement liés entre eux. Il y a un lien organique entre le discrédit des vieux dirigeants de la gauche réformiste (PS, PCF, Verts) et le rejet des institutions de la Ve République.
En 1934, il n’y avait pas seulement des illusions massives dans la IIIe République. Il y avait aussi et surtout des illusions massives dans la direction de la SFIO, qui n’avait jamais gouverné seule (sans le Parti radical) et qui réclamait les suffrages des électeurs sur la base d’un programme socialiste, un programme de rupture avec le capitalisme. La masse des travailleurs n’était pas encore passée par la douloureuse expérience d’un gouvernement social-démocrate.
Aujourd’hui, à l’inverse, la plupart des travailleurs n’ont plus confiance dans les dirigeants sociaux-démocrates. Le PCF, qui est devenu social-démocrate, est tout aussi discrédité que le PS. Les Verts le sont à peine moins. En outre, aucun dirigeant de la gauche réformiste – Mélenchon compris – ne défend un programme socialiste, ne fut-ce que sur le papier. Telle est la situation concrète « à gauche ». C’est un élément central dans le rejet massif de la Ve République.
Mais dès lors, sur quoi les militants révolutionnaires doivent-ils mettre l’accent ? Sur la possibilité d’une démocratie bourgeoise « plus large » ? Non. Les militants révolutionnaires doivent insister sur la nécessité d’un programme de rupture avec le système capitaliste. Ils doivent appeler les grandes organisations réformistes du mouvement ouvrier – à commencer par les plus « radicales », la CGT et la FI – à rompre avec la bourgeoisie et à mettre à l’ordre du jour une lutte massive pour un « gouvernement des travailleurs », sur la base d’un programme d’expropriation de la grande bourgeoisie. Ce faisant, les militants révolutionnaires doivent avancer leur programme de transition, leur programme révolutionnaire, et développer leurs forces sur cette base.
Prenons l’exemple de la campagne de la France insoumise pour une « VIe République », qui rencontre un certain écho dans une fraction de la classe ouvrière et de la jeunesse. Quelle attitude devons-nous adopter à son égard ? Doit-on, comme le fait RP, reprocher à cette campagne de « ne dessine(r) rien de plus qu’un retour à un régime plus parlementaire, sur le modèle de la IIIe ou de la IVe République » ? Non. D’une part, c’est inexact. Après tout, l’Assemblée constituante que Mélenchon propose de convoquer aurait, en théorie, la possibilité de « dessiner » tout autre chose qu’une version réchauffée de la IIIe ou de la IVe République. Par exemple, le « référendum révocatoire à mi-mandat », dont Mélenchon fait grand cas, n’existait ni dans la IIIe République, ni dans la IVe. Mais l’essentiel est ailleurs. Ce que les militants révolutionnaires doivent reprocher à la VIe République de Mélenchon, c’est d’abord et avant tout son caractère bourgeois ; c’est le fait que Mélenchon sème des illusions dans la possibilité de régler les problèmes des masses, sous une VIe République, sans exproprier la grande bourgeoisie. C’est sur cela qu’il faut mettre l’accent, et non sur la différence entre un « référendum révocatoire » (Mélenchon) et la « révocabilité permanente » des députés (RP).
Sectarisme et opportunisme
Trotsky soulignait que le sectarisme et l’opportunisme constituent les deux faces de la même pièce. L’attitude de RP à l’égard de la FI en est une bonne illustration. D’un côté, RP fustige la FI en quelques phrases, ne demande rien à ses dirigeants, ne propose rien à ses militants et sympathisants (à part quitter la FI pour rejoindre RP). Mais d’un autre côté, RP lance une campagne qui, comme celle de la FI sur la VIe République, se contente de « dessiner » une démocratie bourgeoise « plus large » que la Ve République, au lieu d’insister sur la nécessité d’un gouvernement des travailleurs et d’une rupture avec le système capitaliste. Sectarisme d’un côté, opportunisme de l’autre.
Ces deux erreurs parcourent l’ensemble de l’article de RP. Prenons par exemple la citation suivante : « seule une mobilisation de masses qui prennent à bras le corps les questions démocratiques pourrait permettre de bousculer la situation : une grève générale politique, qui lutte pour la démission de Macron, contre la Ve République et pour un programme ouvrier face à la crise ! »
Question : quelles organisations peuvent mettre à l'ordre du jour une « grève générale politique », c’est-à-dire l'amorce d'une crise révolutionnaire ? [7] Réponse de RP : elle-même, sa petite campagne « et toutes les forces prêtes à participer à ce combat ». C’est d’autant moins crédible que RP, tout le long de son article, a écarté d’un revers de la main « toutes les forces » qui pourraient jouer un rôle dans la préparation d’une « grève générale politique », à commencer par la CGT et la FI. Là encore, RP n’en attend rien, ne leur demande rien, et se gonfle elle-même jusqu’à laisser entendre qu’elle pourrait jouer un rôle décisif dans le développement d’une « grève générale politique ». C’est d’un sectarisme caricatural. Mais l’opportunisme suit ce sectarisme comme son ombre, car RP nous informe que la « grève générale politique » aurait pour objectif la démission de Macron, la fin de la Ve République et… « un programme ouvrier face à la crise ».
Un « programme ouvrier » ? Lequel ? Les dirigeants réformistes de la CGT ont un « programme ouvrier », eux aussi. Ce qu’ils rejettent fermement, c’est la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Et RP ? « Bien sûr », RP est pour un gouvernement des travailleurs, mais sa grande sagesse (opportuniste) lui permet de ne jamais tomber dans les « incantations propagandistes ». Donc, « programme ouvrier », c’est bien assez : point trop n’en faut. Cependant, RP oublie que si une « grève générale politique » illimitée se développe, en France, elle posera très rapidement la question du pouvoir. Elle posera la question : quelle classe doit diriger la société ? La classe ouvrière ou la bourgeoisie ? Dans l’esprit de millions de travailleurs, la question du « programme ouvrier » sera immédiatement subordonnée à celle du pouvoir ouvrier. N’est-ce pas l’une des grandes leçons des grèves générales de juin 1936 et mai 1968 ? Dans les deux cas, les dirigeants staliniens et réformistes ont réussi à contenir la poussée révolutionnaire au moyen d’un « programme ouvrier » qui laissait les rênes du pays entre les mains de la bourgeoisie. A l’heure où RP se propose de déclencher et de diriger une grève générale illimitée, nous appelons ces camarades à réviser les enseignements fondamentaux de juin 36 et mai 68 !
Le sectarisme ultra-gauchiste et l’opportunisme reflètent la même impatience, la même tentative de brûler plusieurs étapes dans la conquête politique de « la majorité des travailleurs ». Le sectaire tourne le dos aux grandes organisations réformistes du mouvement ouvrier, ne leur demande rien, ne leur propose rien ; il les jette toutes dans le même sac et les envoie au diable, car il veut s’adresser directement aux masses, par-dessus les grands syndicats et partis de gauche. Mais comme les masses ne le remarquent guère, le sectaire verse de l’eau dans son vin, s’adapte (à la louche) aux illusions démocratiques des masses, fustige les « incantations propagandistes » des marxistes – bref, tombe dans l’opportunisme.
Pour sa part, le Parti Communiste Révolutionnaire ne prétend, à ce stade, ni influencer les masses, ni a fortiori déclencher et diriger une grève générale illimitée. Chaque chose en son temps. Conformément à la méthode léniniste, nous construisons notre parti dans les couches les plus radicalisées de la jeunesse et des travailleurs. Et nous le construisons sur la base d’un programme authentiquement communiste, qui articule étroitement toutes ses revendications transitoires à l’objectif central : le renversement du capitalisme et la transformation socialiste de la société. Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais d’autres moyens de bâtir un parti révolutionnaire capable, le moment venu, de porter la classe ouvrière au pouvoir.
[1] L’Etat et la révolution.
[2] Seules différences : le Programme d’action défend le droit de vote des femmes, aujourd’hui acquis ; il défend le droit de vote dès 18 ans (et non 16), car à l’époque ce droit n’était accordé qu’aux hommes âgés d’au moins 21 ans ; enfin, il ne défend pas la suppression du Conseil constitutionnel, car celui-ci n’a été créé qu’en 1958. Abstraction faite de ces trois différences, qui vont de soi, la campagne de RP reprend toutes les revendications de la 16e partie du Programme d’action de la Ligue Communiste.
[3] Où va la France ? Octobre 1934.
[4] En réalité, les bureaucraties sociale-démocrates et staliniennes n’ont pas tardé à tendre aussi la main au Parti radical (un parti bourgeois). Ce faisant, elles ont transformé le « front unique » en « Front populaire » – et ce dernier en un obstacle majeur sur la voie de la révolution socialiste. Lire à ce propos notre article sur le Front populaire et la grève générale de juin 1936.
[5] Soit dit en passant, contrairement à ce qu’affirme RP, l’absence de majorité solide, à l’Assemblée nationale, ne suffit pas à ouvrir la possibilité immédiate d’un régime bonapartiste. La bourgeoisie française a d’autres options, et notamment un gouvernement dirigé par le RN, à l’instar de celui de Giorgia Meloni, en Italie.
[6] En 1934, les diverses « ligues » fascistes comptaient, au total, plusieurs centaines de milliers de membres.
[7] On suppose que RP parle d’une grève générale illimitée, étant entendu qu’une grève générale de 24 heures ne ferait tomber ni Macron, ni a fortiori la Ve République.