L e 13 mai dernier, lors de la cérémonie des Flammes, Kery James lançait : « Qui prétend faire du rap sans crier, haut et fort, avec la plus totale détermination et sans trembler, qu’il se dresse aux côtés des Palestiniens quand ils sont pillés, spoliés, affamés et contraints à l’exode […] ? Qui prétend faire du rap et se taire ? ».
Depuis le début du génocide à Gaza, de nombreux rappeurs ont dénoncé les crimes d’Israël. Ce combat est ancien : dès les années 1990, à chaque nouvelle atrocité de la classe dirigeante israélienne, des rappeurs ont placé leur art au service de la cause palestinienne. Ce faisant, ils ont signé certains des textes les plus percutants de l’histoire du rap.
« J’aurais pu croire »
Le rap français se politise avec des groupes comme Assassin, NTM et IAM. En 1993, IAM sort le morceau « J’aurais pu croire ». Le texte s’articule autour d’une formule ironique, « j’aurais pu croire », qui sert à démasquer la propagande de l’impérialisme occidental et des régimes corrompus du Moyen-Orient. Une grande partie du texte est consacrée à la question palestinienne :
« J’aurais pu croire en Israël, mais les différentes religions n’y vivent pas en paix. […] Pense à tous ces Russes et ces Polonais fraîchement arrivés, et qui ont chassé les Palestiniens qui habitaient sur cette terre, et qui l’ont travaillée et chérie pendant des millénaires. On les a conduits dans des camps et dépouillés là. Ils furent massacrés à Sabra et Chatila. »
IAM faisait alors référence à l’invasion du Liban par Israël, en 1982, dont l’un des crimes fut le massacre de 3000 réfugiés palestiniens – dans les camps de Sabra et Chatila – par des milices chrétiennes alliées à Israël. Le ministre de la Défense israélien, Ariel Sharon, observait les opérations du haut d’un bâtiment situé à 200 mètres du camp de Chatila, cependant que les soldats israéliens empêchaient les réfugiés palestiniens de fuir.
Les Intifadas et les Accords d’Oslo
En 1987 éclate la première Intifada : un soulèvement de masse et spontané des Palestiniens, qui échappe totalement au contrôle du Fatah de Yasser Arafat. Le gouvernement israélien réagit par une répression brutale qui fait des centaines de victimes et des milliers de blessés. Il ordonne à son armée de briser les poignets des jeunes enfants palestiniens qui lancent des pierres vers les soldats israéliens.
Les deux rappeurs d’IAM expriment leur indignation face à cette répression :
« Balles contre cailloux, canons à pierres, expulsés aux frontières, je ne puis me taire. Le David d’antan est devenu Goliath, moi j’aurais pu croire Israël, mais je ne le crois pas. »
Dans la foulée de l’Intifada et sous la pression de l’impérialisme américain, Israël entame des négociations avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui débouchent sur les Accords d’Oslo de 1993. Ceux-ci reconnaissent une « Autorité palestinienne » sur Gaza et certaines zones de la Cisjordanie. Mais cet embryon de pseudo-Etat palestinien reste sous tutelle économique et militaire d’Israël. A Gaza, deux millions de personnes vivent enfermées dans une enclave de 360 km² qui est totalement dépendante d’Israël pour son approvisionnement en eau, en électricité, en denrées alimentaires, etc.
Le 28 septembre 2000, la visite d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des Mosquées est une provocation qui déclenche la seconde Intifada. Le soulèvement, d’abord spontané, est violemment réprimé par Israël. Le Hamas capte alors une partie du mouvement et l’oriente vers la stratégie contre-productive du terrorisme individuel. L’armée israélienne utilise les attentats comme un prétexte pour lancer une répression sanglante de la population palestinienne.
« Qui est le terroriste ? »
En 1999, le groupe DAM est fondé par trois Palestiniens vivant en Israël. En 2001, en pleine seconde Intifada, ils sortent le morceau « Meen Erhabi ? » (« Qui est le terroriste ? »). Ecrit en arabe, ce morceau rencontre un très grand succès. Ce texte puissant évoque les racines de la seconde Intifada et exprime la pensée de nombreux Palestiniens après des décennies d’oppression :
« Comment suis-je le terroriste alors que vous avez pris ma terre ? […] Vous nous tuez comme vous avez tué nos ancêtres. Vous êtes le témoin, l’avocat et le juge. Si vous êtes mon juge, je serai condamné à mort. […] Tu me fais taire et tu cries : “mais vous laissez les enfants jeter des pierres ? N’ont-ils pas des parents pour les garder à la maison ?” Pardon ? Vous avez dû oublier que vous avez enterré nos parents sous les décombres de nos maisons. Et maintenant, alors que mon agonie est si immense, vous me traitez de terroriste ! Vous opprimez, vous tuez, nous enterrons […] Et je continuerai à me défendre. Même si vous me traitez de terroriste. »
Le groupe DAM devient une référence dans le monde arabe et au-delà. Il sortira plusieurs albums avec des textes en arabe, en anglais – mais aussi en hébreu, dans le but de faire connaître la situation des Palestiniens aux travailleurs israéliens.
En 2005, le groupe Sniper écrit « Jeteurs de pierres », le premier morceau de rap français entièrement consacré au conflit israélo-palestinien. Il exprime la colère des trois rappeurs face à la répression des Intifadas et à la faillite des Accords Oslo :
« Aidés de l’Occident, ils ont tué et chassé. Se justifient ces terres sacrées par présence d’antécédents. Qui parle d’occupation parle de résistance. Qui parle de colonisation parle forcément d’indépendance. […] Des animaux sont dans des cages, des hommes sont dans des camps. Vivre comme on l’entend, clôturés dans un enclos. Liberté ? Pas pour le moment, Oslo est tombé à l’eau. […] J’écris et je crie juste le combat d’un peuple qui se bat pour sa patrie. Pas d’aides humanitaires vu que les colons te volent tes terres. […] Toujours la même morale, les mêmes balles, le même mal, la même spirale. »
Kery James et Médine
En 2007, sur fond de rejet croissant du Fatah, le Hamas remporte les élections à Gaza et relance la soi-disant « lutte armée ». Prenant prétexte des tirs de roquettes artisanales lancées depuis la bande de Gaza, Israël impose à l’enclave un blocus économique et y mène des opérations militaires.
Entre février et mars 2008, l’opération « Hiver chaud » fait plus de 120 victimes palestiniennes. Une trêve est conclue, puis rompue le 4 novembre par une incursion israélienne tuant six membres du Hamas. Le 27 décembre, Israël lance l’opération « Plomb durci » : trois semaines de bombardements et de raids terrestres, qui causent la mort de plus de 1400 Palestiniens et la destruction massive d’infrastructures, dont des écoles et des hôpitaux.
En 2009, Kery James sort le morceau « Avec le cœur et la raison » en réaction à cette nouvelle boucherie. Il y exprime des positions de principe très justes :
« Observe le drame de la colonisation, deux options, la lutte ou la résignation […]. Il y a bien un occupant et un occupé. Il y a bien un oppresseur et un opprimé. Le renier c’est tenter d’effacer l’Histoire et effacer l’Histoire c’est refuser qu’on la répare. Il y a bien un agresseur et une victime, un colonisateur et un résistant palestinien. […] Pendant que les grandes puissances les regardent crever, tous parlent de droits de l’homme mais n’empêchent pas le massacre. Les sanctions de l’ONU ne sont applicables qu’à l’Irak. On ne compte plus les orphelins, les balles qui se sont perdues dans les poitrines de gamins. Combien de nourrissons sous les décombres ? De familles entières décimées par les bombes ? D’assassinats dit “ciblés” foudroyants les civils ? D’emprisonnements arbitraires ? Dites-moi, pensez-vous que je devrais me taire ? ».
En juin 2014, Israël accuse le Hamas du meurtre de trois adolescents israéliens en Cisjordanie. L’armée israélienne lance une vaste opération dans la région, arrête environ 800 Palestiniens et en tue neuf. En réaction, le Hamas et d’autres groupes armés tirent des roquettes vers Israël. Le 8 juillet 2014, Israël lance l’opération « Bordure protectrice », qui dure 50 jours. Près de 2300 Palestiniens sont tués, dont plus de 550 enfants. A Gaza, plus de 200 écoles et bâtiments publics, un tiers des hôpitaux, 350 sites industriels, une grande partie des routes et plus de 18 000 logements sont détruits.
Le 16 juillet 2014, trois enfants jouaient au foot sur une plage lorsqu’ils furent tués par un tir de roquette israélien. Des centaines de journalistes étaient présents dans les hôtels alentour. Médine raconte ce drame dans son morceau culte « Gaza Soccer Beach » (2015) :
« Un vieux ballon sur une jeune poitrine, amorti du plastron dans le camp des apatrides. Quatre défenseurs sans entraîneur qui ne savent plus s’ils jouent à domicile ou à l’extérieur. […] Un premier tir non cadré fait valser la défense, doublé d’une frappe aérienne qui leur fauchera les jambes. […] Stop au sionisme, stop à l’oligarchie. […] Stop les colonies, stop le blocus de l’économie. Stop à l’hypocrisie, stop aux tirs de missiles de la bordure protectrice. […] Gaza soccer Beach, où les tirs se poursuivent même quand l’ONU siffle. […] On joue la coupe d’immonde sous l’œil des journalistes. »
Macklemore et Kneecap
Au printemps 2024, un mouvement de la jeunesse en soutien à la Palestine éclate sur les campus de plusieurs pays, notamment au Canada et aux Etats-Unis. Le rappeur américain Macklemore sort le morceau « Hind’s Hall », qui dénonce le meurtre de Hind Rajab, une Palestinienne de six ans abattue par l’armée israélienne alors qu’elle appelait désespérément à l’aide, piégée dans une voiture à côté des cadavres de sa famille. L’enregistrement de son appel téléphonique à destination des secours palestiniens a bouleversé des millions de personnes. En hommage, les étudiants pro-palestiniens de Columbia ont rebaptisé un bâtiment du campus à son nom. Dans son texte, Macklemore leur apporte son soutien et dénonce la responsabilité de Biden dans le génocide :
« Bloquez la barricade jusqu’à ce que la Palestine soit libre ! […] Détruire chaque collège à Gaza et chaque mosquée, pousser tout le monde à Rafah et larguer des bombes. Le sang est sur tes mains, Biden. […] Pourtant, l’industrie de la musique est silencieuse, complice de leur plateforme de silence. Qu’est-il arrivé à l’artiste ? Qu’as-tu à dire ? »
Macklemore dénonce une vérité fondamentale : les pressions politiques de l’industrie musicale sur les artistes. Mais certains refusent de se taire et font passer la politique – et leur art – au-dessus de leurs contrats, malgré des campagnes de calomnie virulentes, des annulations de concert et des poursuites judiciaires.
Par exemple, le 18 avril dernier, lors du festival californien Coachella, le groupe irlandais Kneecap a diffusé ce message sur un écran géant : « Israël commet un génocide contre le peuple palestinien. Cela a été rendu possible par le gouvernement américain qui arme et finance Israël malgré ses crimes de guerre. Libérez la Palestine ».
En France, le rappeur Médine milite contre la dissolution d’Urgence Palestine et reprend « Gaza Soccer Beach » dans ses concerts en diffusant les noms de milliers d’enfants palestiniens assassinés par Israël. En dénonçant les atrocités de l’impérialisme, tous ces rappeurs renouent avec les racines historiques de leur art. C’est précisément pour cela qu’ils s’attirent les attaques et les insultes des réactionnaires en tout genre. Que les rappeurs pro-palestiniens soient des milliers à prendre le micro.